La doyenne des prostituées en Côte d’Ivoire : « L’an prochain, après 30 ans de service, je vais arrê
- deuxidees
- 22 août 2017
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En quelle année êtes-vous arrivée en côte d'Ivoire ?
Je suis arrivée ici en 1988.

C'était pour faire quoi comme boulot ?
Avant, en Côte d'Ivoire, il y avait l'argent. C'est ce qu'on nous a dit. Nos sœurs qui venaient en Côte d'Ivoire ne cessaient de nous dire, quand elles retournaient, que Côte d'Ivoire est trop bon. C'est comme ça que je suis arrivée ici. J'étais très jeune et très belle à l'époque.
Mais il n'y avait pas que la prostitution comme métier ?
Mais tu arrives ici et tu es belle comme moi ; depuis ton pays, tes camarades n'arrêtent pas de te dire qu'il y a l'argent en Côte d'Ivoire. Surtout dans la prostitution. Et quand tu arrives, tu ne sais même pas prononcer un mot français. Tu fais quoi ? Tu te lances dedans puisque c'est une affaire où on ne parle pas beaucoup. Le client arrive, il donne l'argent. Tu te couches. Il monte sur toi et puis c'est fini !
Dans quelle commune tu as déposé tes bagages à ton arrivée ?
Je suis d'abord allée à Treichville, quartier Appolo. Et puis après, à Yopougon. C'est là que je suis restée jusqu'aujourd'hui.
En 1988, on payait combien pour "travailler" ?
Il y a des sœurs qui prenaient 300 francs. Mais moi, je prenais 500 francs.
Pourquoi étiez-vous plus chère que vos sœurs ?
Parce que j'étais la plus belle. Les clients venaient beaucoup. Ceux, qui fréquentaient le quartier de Yaosséhi de Yopougon, se souviendront forcément de moi.
Votre recette journalière s'élevait à combien ?
Je pouvais avoir jusqu'à 20.000 francs, par jour. J'avais tellement de clients que j'étais obligée de "travailler" dans la journée. Et pourtant mes sœurs attendaient la nuit pour déposer leurs chaises devant la porte.
Les gens disent que tes "toutou" aiment palabres. C'est vrai ?
Il faut dire qu'il y a des clients qui sont énervants. Quand ils montent sur toi, pour descendre, c'est compliqué. A cause de 300 ou 500 francs, tu vas fatiguer les gens comme ça. D'autres aussi vont boire avant de venir.
Comment ça se passait concrètement ?
Quand il est 19 heures, chacune sort sa chaise, s'habille sexy et s'assoie devant sa baraque. Bien sûr avec le chewing-gum qu'on mâchait pour que ça fasse du bruit. C'était pour rappeler aux passants que nous étions prêtes.
Quelles étaient les relations entre vous ?
Nous venions tous presque du même pays. On s'entraidait bien.
Toutou, guèlech, sao, bordel... Saviez-vous que tes ivoiriens vous surnommaient ainsi ?
Oui ! Mes sœurs n'aimaient pas ça. Mais moi, ça m'amusait. Parce que les soirs, ces mêmes personnes qui nous appelaient ainsi venaient frapper à nos portes. Je me souviens qu'en 1999, il y a une femme qui est venue chercher son mari dans notre secteur. Elle dit qu'elle avait appris que son mari passait beaucoup de temps chez les "toutou". Dès qu'elle est arrivée, elle a menacé en disant : « Vous les toutou-là, c'est à cause de vous que mon mari ne me regarde plus. » On a bien rigolé, cette nuit-là.
Comment avez-vous vécu l'après-match d'Asec-Kotolto ?
(Elle sourit) Je n'oublierai jamais ce moment. Je crois que c'était en 1992. Un après-midi, on entendait des bruits venant de loin. Moi, je me suis dit que c'était des gens qui faisaient des histoires. Parce qu'à cette période, nous, on ne s'intéressait qu'à notre travail. On ne connaissait rien dans affaire de ballon. Et puis, ces bruits se rapprochaient. Quand je suis sortie pour voir ce qui se passait, j'ai vu des gens avec des gourdins venant dans notre direction. Je suis rentrée dans la maison et je me suis enfermée. Là, j'entendais des cris de femmes, J'ai compris que ces gens s'en prenaient à mes compatriotes. Et quelqu'un est venu frapper à ma porte. J'ai eu très peur. Et comme je n'ouvrais pas, il m'a dit qu'il voulait me protéger parce qu'il est un de mes fidèles clients. J'ai ouvert la porte et je l'ai reconnu. Il était avec un de ses amis. Ce sont eux qui m'ont mises à l'abri. Plus tard, les policiers sont arrivés pour disperser la foule. Je dois ma vie à ce client-là.
Mais après, il est revenu ''travailler" cadeau ?
(Rires) Il est venu travailler et puis, il a payé.
Est-ce que vous utilisiez des préservatifs dans les années 90 ?
Oui ! Puisqu'à cette période, on parlait déjà de Sida. On avait toutes peur. Et donc, on demandait à nos clients de se protéger...
Après toutes ces années, on a du mal à comprendre que vous continuiez à vous prostituer ?
Eeeh mon fils ! Ce n'est pas aussi facile. Après toutes ces années, je n'ai rien réalisé avec l'argent que je gagnais. Avant, c'était les pagnes, les mèches, les accessoires de femmes et c'est tout.
Quel âge avez-vous aujourd'hui ?
J'ai 52 ans.
52 ans ! Vous êtes sérieuse ?
Oui. J'ai toujours été une belle femme et c'est ce qui fait que je ne vieillis pas. Beaucoup de personnes me disent que je ne fais pas mon âge.
Vos clients des années 90 viennent-ils encore vous voir ?
Il y on a un ou deux qui viennent me voir. Mais je peux te dire que quand la nuit tombe et que je me maquille, tu ne peux pas savoir que j'ai 52 ans. Toi-même, tu peux venir "travailler" sans savoir.
Mais il faut bien que vous arrêtiez un jour ?
Oui, je pense à ça. Après quand même 29 ans, je pense que je vais arrêter l'année prochaine et rentrer au pays.
C'est parce que ça ne marche plus ?
Ça ne marche plus. Aujourd'hui, pour "travailler", c'est 2000 francs. Et puis tout le monde m'appelle la "vieille". Les clients préfèrent les jeunes filles fraîches.
Avez-vous des enfants ?
J'ai eu un enfant avant de venir en Côte-d'Ivoire. Il est au pays avec son père.
Vous n'avez jamais pensé à vous marier ?
Je vivais avec un homme dans cette baraque. Moi, je le nourrissais et puis lui, il faisait jalousie sur mes clients.
Comment ça ?
En fait, à 19 heures, quand le travail devait commencer, il devait sortir de la maison pour que je reçoive mes clients. Quand il revenait vers minuit, il ne faisait que se plaindre. Il est aussi à la base de ma situation. Parce qu'il m'a fait croire, pendant plusieurs années, qu'il gardait mon argent à la banque. Et comme je ne suis pas allée à l'école, je ne voyais rien là-dedans. Il a profité pour dépenser tout l'argent que je lui donnais pour garder. J'ai fini par le chasser. Et depuis, j'ai préféré vivre seule.
Qu'avez-vous, en tant que « doyenne », à dire aux jeunes filles qui se prostituent aujourd'hui ?
Moi, je le fais depuis 29 ans. Si on fouille bien, peut-être que je suis la plus vieille prostituée en Côte-d'Ivoire. Ce n'est pas une bonne chose de se prostituer. Je leur demande de faire autre chose parce qu'il n'y a rien dedans.
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Interview réalisée par Olivier Valère
ALLO POLICE N°395 du 14 au 20 août 2017
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